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Anne Terrier
La nuit tu es noire, le jour tu es blanche
Editions Continents noirs / Gallimard
mardi 18 juin 2024
Anne Terrier recueille dans son roman les souvenirs de Paula, une dame née en 1929 dans une famille de blancs créoles au cœur des Antilles. Le roman tisse l’histoire de son destin lorsqu’elle sera confrontée à un secret de famille dont les révélations bouleverseront aussi bien sa vie que celle de ses frères et sœurs.
Pour des raisons que Paula enfant ignore, ses parents l’envoient vivre avec ses deux jeunes sœur et frère ainsi que deux sévères tantes sur l’île de Marie -Galante, dans une maison familiale en bord de mer. Sur cette île, le grand-père Gaëtan règne en maître sur l’Habitation Saint-Sulpice, où il possède une distillerie, produisant un rhum réputé dans toute la Caraïbe ainsi qu’une sucrerie et une plantation. Loin de vivre dans l’insouciance, Paula finira pour découvrir les secrets de famille que son grand-père refuse de dévoiler.
Au fil des souvenirs qui reviennent de façon fragmentée à la mémoire de Paula, nous apprenons les effets de l’histoire sur les populations de Guadeloupe et de Martinique : l’éruption volcanique de la montagne Pelée en mai 1902 dont la Martinique se remettra très difficilement, le cyclone le 12 septembre1928 en Guadeloupe causant plus d’un millier de morts, la Guerre de Sept Ans au XVIIIème siècle qui vaudra à la France la perte de plusieurs possessions au profit de la Grande-Bretagne : la Martinique deviendra ainsi anglaise deux fois, pour de courtes durées ; la guerre de 1940 provoquant la famine par manque d’approvisionnement de la France, le blocus américain.
Mais le cœur du témoignage repose sur les effets de la colonisation de la Martinique et de la Guadeloupe en 1635 : les colons instaurent l’économie sucrière, installent les moulins à sucre, des distilleries de rhum. Ces grands planteurs blancs ont recours à la traite négrière puis à des esclaves noirs.
Le décret signé par Victor Schoelcher actant l’abolition de l’esclavage en 1848 ne résout pas la nécessité pour les anciens propriétaires d’esclaves de renouveler leur main d’œuvre. Les Békés font alors appel à une immigration d’« engagés », venus d’Afrique, de Chine mais essentiellement d’Inde.
Les deux sévères tantes devant s’absenter, les trois derniers enfants de la fratrie, Paula Violaine et Judde sont déposés chez leur grand-mère qu’ils ne connaissent pas, Augusta. C’est alors que le secret va se révéler : comment cette grand-mère peut-elle avoir la peau noire, avoir eu sept enfants avec le grand-père Gaëtan, un blanc créole qui ne l’a pas épousée ?
Paula, à la peau blanche, surprend une conversation entre sa mère, Césarine, métisse de peau mate et sa grand-mère Augusta chapé-coolie, c’est-à-dire d’origine indienne, de peau foncée, elle-même fille de Chandra, Indienne à la peau noire. La honte du métissage règnera sur la famille et le patriarche interdira tout mariage à ses enfants et petit-enfants sous peine d’être déshérité et de vivre loin de chez lui. La grand-mère, cachée, a noirci la famille et sera déshéritée. « Les Saint-Sulpice ont le devoir de ne pas avoir de descendance, de sacrifier leur lignée afin de préserver la race blanche. Sacrifier quelques individus n’est rien ; il faut couper les branches pourries pour sauver l’arbre. »
Seule Césarine désobéira et épousera un français dont elle aura cinq enfants qui eux-mêmes suivront des chemins très différents. Paula a vécu une vie sans tendresse dans l’acceptation et le renoncement.
Anne Terrier parviendra au fil des témoignages qu’elle recueille à percer le mystère des silences, à creuser les douleurs que l’on hérite et celles que l’on reproduit. Une façon pour l’autrice d’explorer sa propre identité métissée. Elle interroge la difficulté de se construire au sein d’une famille békée, descendante de colons, dans une société métissée où perdurent les différences sociales héritées du colonialisme, une ségrégation raciale et des interdits liés à la hiérarchie des couleurs de peau.
Dans les dernières pages, Anne Terrier rappelle notre existence plurielle : à la question : se sent-elle blanche ou noire ? elle répond : pourquoi faudrait -il « choisir son camp comme au temps de l’esclavage et de la colonisation ? ». « Le rejet de l’Autre -a fortiori lorsque cet Autre se terre à l’intérieur de soi- ne permet pas de mener une existence sereine dans quelque pays ou région que ce soit. »
Ainsi que l’écrit l’autrice, il y a encore beaucoup à faire pour que changent les mentalités afin de faire fondre haines, mépris, discriminations.